La Prussienne

La Prussienne, c'est le surnom que ma fille donne à mon arrière grand mère, qu'elle n'a pas connu, mais dont je dis toujours qu'elle a vu l'arrivée des Prussiens, puisqu'elle avait 7 ans en 1870...
Elle me faisait très peur, avec ses vêtements sombres, ses grands tabliers, ses énormes pieds enfoncés dans des charentaises, assise au fond de sa cuisine, les yeux enfoncés dans les orbites, le regard méchant.. Et puis, elle m'avait fait voir son sabre sous son oreiller.. Vieille lame rouillée, pommeau terni, mais pour une petite fille un peu craintive...Et puis, cette force de la nature a un jour perdu son dentier en allant chercher du bois. elle a donc retourné tout le tas de bois pour retrouver l'objet.. A 93 ans...et à 97, elle est montée sur le toit pour remettre une tuile...
Il faut dire que son mari, étant mort en 1926, elle avait dû se débrouiller seule!

Elle fut mon premier mort. C'était la première fois que j'allais à l'église, et pour un enterrement. L'odeur d'encens me monta à la tête, en plus de cette proximité de la mort, et je suis tombée dans les pommes. Je n'ai pas vu la fin de la messe.. Par contre, j'ai assisté à l'enterrement proprement dit.

Mon arrière grand père avait une tombe dans le cimetière, mais ma grand tante avait décidé, en accord avec ses soeurs, à l'occasion de la mort de leur mère, de regrouper les deux dans son caveau, plus près de l'entrée, et surtout plus "moderne". Il a donc fallu exhumer le corps du grand père. Eh bien, je n'étais pas au bout de mes émotions, ce jour là!
Un corps, cinquante ans après, c'est juste quelques os qui tiennent dans une petite boîte.. J'ai donc vu le squelette de mon arrière grand père, et j'ai aussi vu mon père pleurer en tenant dans ses bras la petite boîte qui contenait le grand père qu'il avait adoré...et qui était mort quand il avait cinq ans!

Et ses trois filles qui pleuraient aussi, ces femmes qui pour moi, étaient des vieillardes, et d'un seul coup, redevenaient des petites filles qui étaient amoureuses de leur père...

Putain de journée!

La petite fille terrorisée, qu'on a posée sur les genoux de l'aïeule, c'est moi...

Il était plutôt bel homme, le grand père...